Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Batifolire, tribulations en zone littéraire
7 mai 2011

On est pas là pour se faire baratiner

  Comme annoncé précédemment, voici une interview de l'auteur de Rolland Auda, que je trouve personnellement très intéressante (non, non, ce n'est pas parce que c'est moi qui ait posé des questions méga pertinentes que je dis ça, les réponses sont très intéressantes). Un grand merci à Rolland Auda.

J'espère que cette petite conversation sera la première d'une série des "on n'est pas là pour se faire baratiner" que je souhaite bien longue ! Bonne lecture !

 

Commençons avec le commencement, comment en es-tu venu à t’inscrire dans la collection Exprim’ ?

27413_100001276921192_8006_nJ’ai eu beaucoup de chance, je n’ai pas eu à envoyer de manuscrit et essuyer de refus. Tibo Bérard, le directeur de la collection eXprim’, avait lu et aimé une nouvelle que j’avais publiée sur internet, et m’a contacté pour me demander si j’avais une idée de roman. J’ai sauté sur l’occasion, ai écrit Gringo Shaman, qui a été accepté. Vivant alors à l’étranger, je ne connaissais pas la collection, et n’avais d’ailleurs jamais pensé que je pourrais écrire pour des jeunes adultes (quelle horreur, je les fréquente tous les jours dans ma classe de philosophie, et il faudrait en plus que je pense à eux pendant mes heures libres !). Tibo m’a bien sûr exposé sa ligne éditoriale, notamment l’idée d’une écriture à la fois tournée vers la modernité, l’urbain, sa langue tiraillée, malmenée, et de l’autre l’évasion, le rêve, voire le fantastique. Ajoutons à cela l’assurance que l’auteur serait absolument libre d’écrire ce qu’il voulait et comme il l’entendait, et j’ai été emballé, puis empaqueté pour être envoyé dans les librairies.



Comment est venue l’écriture ? 

Mon enfance, assez solitaire, mais loin d’être ennuyeuse, portait en germe deux de mes passions : taper sur tout ce qui pouvait faire office de tambour, et tricoter des textes, écrire des poèmes ou des Livres dont vous êtes le héros. Mais c’est lors de mes études de philo, et la rencontre avec de grands romans (La Nausée, Cent ans de solitude, Voyage au bout de la nuit, Au-dessous du volcan, etc., qui sont avantageusement venus remplacer ma collection de Oui-Oui et du Club des Cinq) que j’ai vraiment commencé à écrire. A vingt ans, j’ai publié dans une maison d’édition associative un conte philosophique trash, « Yaoul le Borgne », l’histoire d’un chat torturé par son maître et qui décide de partir à la recherche de la sagesse dans un monde de cinglés. Ensuite, mon Grand Œuvre commis, je pensais ne plus rien avoir à léguer à la postérité, sinon quelques nouvelles dans les infinies méandres du Très Haut et Grand Rhizome (Internet, je veux dire). Ou peut-être bien que ce fut la paresse qui l’emportât…

 extraitgringo

Quelles ont été les inspirations pour Gringo Shaman ?  Quelle était l’idée principale du roman ?

Je considère ce roman comme mon premier, et comme dans tout premier roman, on a envie de se raconter, même si on s’en défend… Je me reconnais donc pas mal dans mon personnage, dans son malaise post-adolescent, dans son insatisfaction du monde bourgeois dans lequel il est né, même si Robin n’a pas mon caractère - ou du moins si j’ai dû lutter âprement pour ne pas trop lui imprimer ma personnalité (qui serait diablement difficile à incarner dans un personnage de roman : j’ai pour défaut de ne jamais prendre de décision, d’être fataliste et de me laisser porter par les événements)… Mais en réalité, l’idée du roman m’est venue de l’histoire réelle d’un jeune français débarqué en pleine forêt amazonienne (en Equateur, où je vivais alors), pensant avoir été appelé dans ses rêves par un guerrier-shaman. J’ai voulu en faire un roman d’initiation. J’ai aussi voulu montrer comment un occidental, plein d’a priori sur l’idée de civilisation, pouvait être confronté à l’altérité d’une culture méconnue, celle des Shuars, autrefois appelés Jivaros, les fameux réducteurs de tête. Nous nous faisons une idée très romantique des ethnies qui vivent dans la forêt amazonienne, oscillant entre le bon sauvage, en harmonie avec son environnement, et le barbare qui passe son temps à s’entredévorer. Alors qu’en réalité, les « Indiens » participent comme tout le monde à la lutte universelle pour l’accès à la modernité, c'est-à-dire avoir constamment un paquet de biscuits LU d’avance dans les rayons de leurs épiceries.

9782848652399

Avec Le dévastateur, on semble, à priori, faire un virage à 180° : du roman d’initiation où on suit un héros en aventure amazonienne, on se retrouve à un roman plus explosif, aux multiples personnages qui mêle les intrigues, les langues et emporte le lecteur dans tous les sens. Comment s’est fait le passage aux deux écritures ? Comment a germé l’histoire du Dévastateur ?

Avec le Dévastateur, j’ai décidé de me faire plaisir, et d’écrire ce que j’aurais envie de lire. Un roman choral, multiforme, foutraque, jouissif, chaotique en surface, mais construit, travaillé. Je voulais beaucoup de personnages avec chacun leur voix, leur manière de s’exprimer et de percevoir le monde. Je désirais qu’on le lise avidement, sans se rendre compte nécessairement de la complexité narrative du roman. Le passage d’une écriture à l’autre, du roman à la première personne de Gringo Shaman au joyeux bordel du Dévastateur s’est fait naturellement : il m’est en réalité plus facile d’incarner les multiples voix qui me hantent que de m’astreindre à parler à la première personne. L’histoire du Dévastateur a germé de longs mois en moi, j’ai ressassé intérieurement, mâchouillé mes idées, déliré ce monde futuriste (qui nous pend au nez), comme j’aime à le faire (je pourrais me contenter de me raconter silencieusement des histoires), jusqu’à ce que le moment soit venu d’ordonner tout cela, grâce à l’heureuse insistance de mon éditeur, qui par un étrange défaut de perception apparemment assez commun dans ce milieu, croit en ses écrivains.

 

J’ai lu dans un récent article que Gringo Shaman comportait des erreurs que tu ne renouvellerais plus. Peut-on savoir quels sont les écueils que tu aimerais désormais éviter ?

Dans Gringo Shaman, il y avait sûrement des facilités, dues à mon inexpérience. Dans le Dévastateur, je ne suis pas tombé dans la facilité, bien au contraire. J’ai sué, beaucoup. Je me suis fait violence. C’est aussi un roman très référencé, qui pratique le détournement de films et de romans, bien qu’il ne nécessite pas de la part du lecteur de les connaître. Dans mon prochain livre, j’aurai sûrement envie de me détacher de mes références culturelles, cinématographiques, littéraires, philosophiques, qui sont celles d’un quasi-quadragénaire (je ne fais pas mon âge, hein ? Ah, si ?), mais sans pour autant m’obliger à ingurgiter celles de mes jeunes lecteurs. Alors, pour régler le problème, je pense tout simplement inventer de toute pièce mes références…
161959_181443841873675_173790_n

          Page facebook du dévastateur : par ici

Dans les deux romans, on retrouve un jeu sur la typo et la mise en page avec des coupures de presse, des extraits de mail, des onomatopées, des plans, etc… Pourquoi ce choix ? Aurais-tu aimé avoir des romans illustrés ?

Je ne sais pas d’où me vient cela, mais j’adore m’amuser avec la typo, jouer avec les surfaces, considérer les mots comme des images autant que comme des signes. Je crois que c’est parce que j’aime aussi bien l’objet livre que son contenu (je passe beaucoup de temps à caresser mes bouquins, et pas seulement du regard, avant de les lire), j’aime que les caractères d’imprimerie aient leur propre vie, qu’ils dansent devant nous, qu’ils soient des corps autonomes. Pour paraphraser Jean-Luc Godard, je dirais qu’un roman, ce ne sont pas des mots justes, mais juste des mots. Et j’adore l’idée du roman illustré, d’abord parce que ça fait pester les grincheux et les ségrégationnistes du mot et de l’image, mais aussi parce qu’en bon empiriste, je considère que toute idée est d’abord une image issue des sens. Ce que j’écris est très visuel. Tout vient d’un Œil Intérieur.

 

Même si cela est beaucoup moins prononcé que dans le dévastateur, qui propose carrément une nouvelle langue, le Ouinche (mélange d’argot, d’arabe, d’occitan, d’italien, de russe, d’anglais et j’en passe), on voit également dans Gringo Shaman des néologismes. D’où vient cet attrait pour le langage et ses différentes formes notamment celles inventées ?

 Mon grand-père paternel me racontait des histoires en nissart (l’occitan parlé à Nice) près d’un feu où crépitaient des châtaignes. Je ne comprenais pas tout, mais j’étais emporté par sa langue. Comme je suis assez paresseux, je n’ai jamais appris cette langue. Alors, la solution de facilité, c’est de créer des néologismes… Et pis j’ai une mémoire incroyablement mauvaise. Il m’arrive donc d’inventer le mot que je ne retrouve pas (j’ai quand même acquis un dictionnaire de synonymes, il y a peu…). J’ai aussi eu la chance de vivre en Amérique Latine, où la langue castillane est d’une incroyable richesse, chaque culture adaptant l’espagnol à sa manière et le réinventant. Cela donne des sonorités incroyables, une magie du langage que la langue française - par essence fasciste et impérialiste depuis l’invention de l’Académie Française et l’incroyable lutte sans merci de Jules Ferry contre les patois (on frappait autrefois les gamins à l’école s’ils parlaient la langue régionale de leurs parents) -  n’offre pas à ce point. En équatorien, par exemple, « il fait froid » se dit « tcha tcha tchaï ! », qui vient du Quechua, la langue des descendants des Incas. Voilà. C’est pas beau, ça ? Et pis c’est mon côté anarchiste, je n’aime pas qu’on me dise comment il faut dire quelque chose. Les langues ne sont pas figées, elles ne sont pas décrétées d’en-haut, elles se nourrissent des barbarismes des bavards. Elles appartiennent d’abord à ceux qui n’en maîtrisent pas les codes. J’aime beaucoup cette phrase d’Antonin Artaud : « le poète écrit pour les analphabètes ». Ça ne veut pas dire : pour eux, pour qu’ils apprennent à lire. Mais : en lieu et place des analphabètes.

 extraitdevastateur

On remarque chez les jeunes enfants un intérêt pour les langues un peu loufoques qui tordent les mots. Le célèbre Prince de mot tordu de Pef ou encore Bou et les trois zours d’Elsa Valentin sont souvent plébiscités, qu’en est-il du ouinche ? quels retours a-t-eu de tes lecteurs ?

« Bou et les trois zours » est fantastique (et génialement illustré par Ilya Green). Moi j’ai lu ça comme venant du fond d’une petite bouche étrangère. N’en déplaise à ceux qui rêvent d’une identité nationale, notre langue se nourrit des mots des petits migrants qui arrivent régulièrement (et irrégulièrement) en France, et de leur génie à les tordre dans tous les sens. Une amie, il y a quelques jours, m’a demandé si cela m’avait inspiré, et j’avais complètement oublié que je l’avais lu ! Mais ça a dû me travailler de l’intérieur, comme L’Orange Mécanique d’Anthony Burgess, d’ailleurs, ou encore l’Attrape-Cœur. Concernant la « langue » que j’invente (mais ce n’est pas aussi prétentieux que ça, ce n’est qu’un lexique), les premiers retours de mes lecteurs sont plutôt positifs. Les quelques chapitres du roman en Ouinche sont peut-être difficiles d’accès, certains lecteurs n’aiment pas être bousculés, ou veulent absolument tout comprendre, et ont du mal à accrocher. Mais en général, ceux qui ont fait l’effort d’entrer dans cette langue en sont sortis enthousiasmés. Il faut se laisser porter, le contexte, et le retour des néologismes au fil du roman aidant à la compréhension. Et je ne désespère pas, même en ces temps d’austérité budgétaire, de voir s’ouvrir une agrégation d’Ouinche dans quelques années… Oh, et après tout, je ne compte pas faire de l’easy reading, il y a assez de mauvais romans de vampires pour ça (enfin, j’imagine qu’ils sont mauvais, je ne les lis pas…).

 

Suite à la sortie du Dévastateur, tu proposes trois ateliers d’écritures dont un justement qui permet de créer soi-même sa propre langue. Peux-tu nous en dire plus ? Nous les présenter ?

J’ai trois projets, dont deux sont directement attachés à ce que j’ai voulu faire dans le Dévastateur.

Le premier : travailler avec des enfants ou des adolescents (ou des retraités, hein, pourquoi pas, aussi) l’inventivité de la langue, la création de néologismes, leur faire écrire des nouvelles dans leur propre Ouinche, en partant de mots qu’ils auraient entendu dans leur entourage, des mots oubliés, proscrits, et qu’ils pourraient faire renaître. J’ai tout simplement envie de leur montrer qu’écrire n’est pas une activité élitiste, que c’est de l’invention, et donc de la jouissance (bien qu’un brin maso).

Le second : écrire à partir de détournements de scènes de cinéma. L’idée ici est de remettre en question la vieille idée d’inspiration, qui serait réservée au génie artistique. En réalité, nous écrivons toujours à partir de ce que nous avons vu et lu auparavant, sans nécessairement s’en rendre compte. Et puis je ne crois pas vraiment à la propriété intellectuelle. J’aimerais libérer là aussi la créativité de certains jeunes qui ont peut-être peur de se mettre à écrire parce qu’ils pensent qu’il faut nécessairement inventer quelque chose. Personne n’invente jamais rien.

Enfin, le troisième atelier est plus lié à mon métier de prof de philo. Je propose de partir d’extraits de textes philosophiques qui portent en germe une histoire, et d’en développer les possibilités fictionnelles, sous la forme d’une nouvelle (Descartes qui imagine par exemple un « malin génie » qui passe son temps à me tromper en me faisant croire qu’il existe un monde hors de mon esprit, où encore John Stuart Mill qui se demande quel choix nous ferions entre la vie d’un humain insatisfait et celle d’un porc satisfait).

 

Récemment invité à un débat sur le « roman mutant », on peut dire que ton éditeur défend justement cette idée d’une littérature nouvelle en adéquation avec la jeunesse d’aujourd’hui. Quelle est ta position à ce sujet ?

Mon éditeur a des idées très claires et pertinentes sur le sujet, mais en réalité, moi, j’ai n’ai pas trop envie de m’embêter avec ça. Je ne crois pas que l’écrivain doive être en adéquation avec son lecteur, sauf à vouloir utiliser des recettes qui marchent, ce qui n’est guère palpitant pour un artiste. Pourquoi se demander pour qui on écrit ? On peut lire Dostoïevski à 14 ans et Harry Potter à 60 ans… La littérature doit être un laboratoire, faire germer de nouvelles formes d’expression, tenter d’être toujours un petit peu en avance sur son temps, et puis, tout simplement, faire passer du bon temps au lecteur (qui a en beaucoup plus à perdre qu’il ne le pense, du temps), et si possible intelligemment. A cela, les « jeunes » (catégorie bizarre que seul le grand Pierre Desproges a su comprendre : « leurs chambres puent le pied confiné et l'incontinence pollueuse de leurs petites détresses orgasmiques »), oui, à cela, les djeun’z y sont par nature réceptifs. La seule vraie difficulté que je vois, c’est de faire en sorte qu’ils aillent eux-mêmes chercher leurs livres, dans les rayons qui les attirent, sans passer nécessairement par des adultes prescripteurs, souvent conservateurs, espèces de cadavres frileux, genres de Cerbères de la morale de mes d… pardon, je m’emporte.

Pour finir, des projets ?

Pour citer Carla Bruni, je dirais que « je reste bouche cousue pour protéger quelque chose ».

Publicité
Publicité
Commentaires
S
ça confirme ce que j'en pensais, ce mec est très intéressant (et plein d'humour). ça doit être sympa les cours de philo avec lui... Merci pour l'interview et les questions méga pertinentes ! (c'était pas de la prétention) :)
Batifolire, tribulations en zone littéraire
Publicité
Archives
Publicité